Chapitre 15

 

 

Les petites vieilles m’avaient tellement retardée cet après-midi-là qu’il me restait une lessive à faire quand je revins de mon merveilleux dîner. Ne me sentant pas d’humeur à faire quoi que ce soit d’autre, je trimballai ma charge jusqu’à la buanderie.

J’avais de la chance. Toutes les machines étaient vides. Je fourrai mes vêtements dans l’une d’elles et sortis des pièces de monnaie. La petite pièce étouffante résonnait du bruit de l’eau qui remplissait le tambour, si bien que je n’entendis personne approcher. Quand je ramassai mon panier à linge, deux hommes XXL se trouvaient sur le seuil.

J’habite dans un grand immeuble dont je ne connais pas tous les occupants, mais ces types auraient déclenché toutes mes sonnettes d’alarme internes même s’ils n’avaient pas porté de lunettes noires dans un sous-sol. Gorille n°1 m’adressa un sourire d’excitation sadique et Gorille n°2 me présenta son poing énorme.

Ils étaient trop trapus et trop laids pour héberger des démons – des démons légaux du moins – mais ils n’avaient nul besoin d’une force surnaturelle pour représenter un problème. Je sais bien me battre – quand on fait partie d’une famille de la Société de l’esprit, on apprend à ne pas se laisser faire très tôt à moins d’aimer se prendre régulièrement des raclées – mais mes chances étaient minces contre ces deux hommes aux allures de professionnels.

Ils avancèrent vers moi en bloc. Mon Taser était dans mon sac. J’étais assez parano pour le trimballer partout avec moi, mais maintenant que j’en avais besoin, je me rendais compte que je n’étais pas encore assez parano. Il ne me servait à rien bien rangé dans mon sac, j’aurais déjà dû l’avoir sur moi, dégainé et armé.

Aucune idée brillante ne me vint à l’esprit, mais une chose était sûre, mon panier à linge ne me servirait pas à grand-chose pour me défendre. Je criai aussi fort que possible – ma voix résonnant de manière assez belle dans le sous-sol malheureusement désert –, et je jetai mon panier sur mes futurs agresseurs.

Comme je l’avais espéré, ils furent déstabilisés un instant, ce qui me laissa le temps de mettre la table pliante entre eux et moi tandis que je plongeais la main dans mon sac. Contrairement à ce que j’avais espéré, ils reprirent leurs esprits avant que je puisse seulement trouver le Taser, encore moins le sortir.

Gorille n°1 n’avait pas l’intention de laisser une petite chose comme une table pliante se mettre entre son gibier et lui. Bondissant par-dessus, il fonça vers moi pendant que son partenaire bloquait toujours l’issue. Il me tomba dessus avant que j’extirpe la main de mon sac, mais je réussis à balancer un coup de pied qui lui fit assez mal pour l’agacer. Il se jeta de nouveau sur moi et je plantai mes doigts dans ses yeux tout en cherchant à atteindre ses parties d’un coup de genou. Il esquiva mes doigts et pivota sur le côté pour amortir l’impact de mon genou avec sa cuisse. Bon sang. Apparemment il ne s’attendait pas que je me batte comme une fille et mes techniques d’autodéfense ne le surprenaient pas.

Il m’attrapa les deux bras pour m’empêcher de le frapper encore. J’aurais bien balancé un autre coup de pied mais Gorille n°2 était entré dans la pièce sans que je m’en aperçoive et son poing percuta ma joue si fort que je crus avoir reçu un coup d’enclume.

Je restai debout, mais uniquement parce que Gorille n°1 me tenait encore les bras. Ma tête tournait et, alors que j’essayais encore de faire la différence entre le haut et le bas, un coup de poing au ventre expulsa tout l’air de mes poumons. Le gorille me frappa une fois encore et la douleur se répercuta jusque dans mon crâne. Mais ce n’était pas une douleur causée par son poing. Lugh essayait de faire surface, de venir à mon secours comme un chevalier dans son armure étincelante. Vu que ces types étaient capables de me battre à mort s’ils le voulaient, je supposai qu’il était temps de laisser Lugh prendre le contrôle.

C’est alors que Gorille n°1 lâcha mes bras et me laissa m’effondrer dans une mare de douleur.

— C’est juste un avertissement amical, dit-il d’une voix basse et râpeuse. Ne te mêle pas des affaires de Tom Brewster.

Ces paroles signifiaient que la correction était finie et que je n’avais donc plus besoin des services de Lugh. Je suis sûre que celui-ci le comprit aussi, mais il ne laissa pas tomber pour autant. Il allait exploiter mon état de semi-hébétude et prendre le contrôle de mon corps. Je me concentrai pour le tenir à distance, mais un léger coup de pied dans le ventre me rappela que j’avais d’autres chats à fouetter.

— Tu as pigé ? insista le gorille.

Pas facile de répondre tout en essayant de reprendre son souffle et de lutter contre la nausée, l’étourdissement et Lugh. Mais je supposai que si je ne répondais pas, j’allais me prendre davantage de coups et Lugh aurait alors plus de chances de remporter la bataille.

— Clair… et… net, réussis-je à haleter.

Les gorilles, satisfaits du travail bien fait, disparurent aussi silencieusement qu’ils étaient apparus.

Lugh poursuivit l’assaut de mes barrières mentales et la douleur transperça si violemment ma tête qu’un gémissement s’échappa de ma gorge. Si j’avais dû lutter contre cette seule douleur, j’aurais probablement gagné la partie. Lugh savait que j’allais devoir dormir à un moment ou à un autre et que je m’ouvrirais à lui. Il aurait pu attendre son heure plutôt que de me faire subir ce qui relevait de la torture. Mais ajouté à la souffrance des coups reçus, c’était trop. En dépit de mes efforts pour l’en empêcher, mon esprit glissait peu à peu vers l’oubli. Des larmes de frustration emplirent mes yeux résolument clos.

Soudain tout mon corps se détendit et la douleur disparut comme si elle n’avait jamais existé. Je poussai un soupir de soulagement avant de laisser la panique me submerger.

Aux commandes de mon corps, Lugh me mit en position assise. Je sentis le contact de ma main tandis qu’il me faisait essuyer les traces de mes larmes. Il bloquait si soigneusement la douleur que dans n’importe quelle autre circonstance, je lui en aurais probablement été reconnaissante. Bon, peut-être pas.

Mon corps ne m’appartenait plus et, si un esprit pouvait frissonner, c’est ce que fit le mien. La dernière fois que Lugh avait pris le contrôle, il avait complètement fermé ma conscience, me retenant prisonnière dans une oubliette sombre, étouffante et terrifiante. J’avais paniqué comme ça ne m’était jamais arrivé. Si je m’étais réellement trouvée dans un tel lieu en chair et en os, je me serais infligé de graves blessures en essayant de m’évader. S’il s’avisait de me refaire vivre ça…

— Je ne le ferai pas, dit-il en utilisant ma bouche pour me parler, ce que je déteste vraiment. Les circonstances le nécessitaient, expliqua-t-il en se levant. Je ne t’infligerai pas ça sur un coup de tête.

Je ne pouvais pas parler, je ne pouvais contrôler aucun muscle de mon corps, mais j’imaginais un certain nombre de suggestions hautes en couleur de ce qu’il pouvait faire de lui-même et, comme il savait tout de mes pensées, il put entendre ces suggestions.

Il soupira.

— On en a déjà parlé, dit-il patiemment. Ma responsabilité envers les miens – et les tiens – passe avant tes désirs. Je ne veux vraiment pas te faire du mal.

Il ramassa mon panier à linge et le porta dans le couloir obscur puis il appela l’ascenseur. Si je ne parvenais pas à reprendre le contrôle avant qu’il arrive dans mon appartement et qu’il accède au téléphone, il allait passer ce fichu coup de fil à Adam et je ne pourrais rien faire pour l’arrêter.

En bonne imbécile, j’avais oublié que mon portable se trouvait dans mon sac. Pas Lugh. En attendant l’ascenseur, il sortit le téléphone. Je luttai contre son contrôle, mais son emprise était puissante. J’aurais besoin de temps pour reprendre les commandes, du temps que je savais ne pas avoir.

Le fait que le numéro d’Adam soit mémorisé dans mon portable en disait long sur le chaos de ma vie.

Quelque chose de dur et de froid se solidifia dans mon centre… métaphysiquement parlant, je suppose, puisque sans corps, je n’avais plus de centre. Il valait mieux ne pas perdre cette bataille, je ne pouvais pas me le permettre, pas si je voulais avoir mon mot à dire sur mon avenir.

Je concentrai toutes mes pensées afin de transmettre un message clair et froid à Lugh.

— Fais ça et nous serons ennemis à l’avenir.

Il suffoqua. Visiblement, il avait reçu mon message. Le téléphone d’Adam commença à sonner juste au moment où les portes de l’ascenseur s’ouvraient. Lugh entra dans la cabine.

— Tu ne le penses pas vraiment ! rétorqua-t-il.

— Tu sais que je le pense. (Et, parce qu’il n’existait aucun recoin de mon esprit qu’il ne pouvait lire, il sut que je disais vrai.) Je finirai par trouver un moyen de reprendre le contrôle, même si tu décides de me jeter de nouveau dans cette oubliette. Tu veux être en guerre avec moi comme tu l’es avec Dougal ?

Il secoua la tête.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi réagir ainsi à propos d’une requête sans savoir si Adam et Dominic vont l’honorer ?

— Pourquoi poser ces questions quand tu connais les réponses ? Mais, au cas où tu aurais besoin que je verbalise : je dois prendre position, parfois.

— Allô ? dit Adam, et Lugh ne répondit pas immédiatement.

— J’aurais sans doute dû te jeter directement dans l’oubliette après tout, marmonna Lugh très doucement.

— Quoi ? dit Adam. Morgane ? Tu vas bien ?

Lugh émit un grondement que ma gorge aurait dû être incapable de produire.

— En fait, ce n’est pas Morgane, c’est Lugh.

Même sans corps, j’eus le sentiment de retenir ma respiration en attendant avec anxiété de voir quelle voie Lugh choisirait. Je ne voulais pas être en guerre contre lui, mais la décision était désormais entre ses mains.

— Morgane vient d’être agressée dans le sous-sol de son immeuble, dit Lugh, et je soupirai intérieurement de soulagement. Elle n’a pas été trop touchée et je n’ai pas osé guérir ses blessures avant le départ de ses agresseurs. Mais elle devrait porter plainte et tu devrais peut-être prendre sa déposition.

— Bien sûr, j’arrive tout de suite.

— Et, Adam ?

— Oui ?

— J’ai chargé Morgane de te transmettre une requête. Je vais lui permettre de te l’exposer à sa manière, mais ne quitte pas son appartement sans qu’elle t’en ait fait part. Compris ?

— Euh… ouais.

— Très bien. Nous nous verrons bientôt.

Lugh raccrocha juste au moment où les portes de l’ascenseur s’ouvraient à mon étage. Il sortit dans le couloir.

— J’espère que tu considéreras ça comme un juste compromis, marmonna-t-il.

Comme je n’étais pas certaine de considérer ça comme un « compromis », je ne répondis pas.

Une fois dans mon appartement, Lugh posa le panier à linge près de la porte et me conduisit vers le canapé. Il s’assit et soudain tout mon corps fut submergé par la douleur et la nausée bouillonna dans mon estomac.

Je m’allongeai en grognant sur le canapé et pressai un coussin contre mon visage, en espérant qu’atténuer la lumière soulagerait mon mal de crâne.

Confiance Aveugle
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